Le Paradis des femmes, Ali Bécheur
Considéré comme l’un des écrivains majeurs de la littérature tunisienne francophone, Ali Bécheur publie, en 2006, aux éditions Elyzad Le Paradis des femmes. Il y raconte l’amour naissant entre un écrivain tunisien et une jeune comédienne de passage dans son pays. De cette rencontre affleurent des souvenirs trop longtemps enfouis dans la mémoire de l’amant. Le lecteur se voit plonger alors dans l’enfance et l’adolescence du narrateur, un âge d’or dominé par la figure tutélaire de la mère à laquelle est dédié ce récit poétique. C’est un univers tout entier ouvert sur les plaisirs de la vie grâce notamment aux filles et aux jeux. Baigné de sensualité et délicatesse, le passé refait surface à la mémoire de l’écrivain, jusqu’à ce que ressurgissent, au détour d’une phrase, d’un souvenir révélé, les blessures du temps, celui de la guerre : « À peine un souvenir, borne perdue sur une route noyée sous le brouillard, dont je n’aperçois ni le début ni la fin. C’est la guerre. » Ali Bécheur, au milieu de ce flux sensuel et sensible de la mémoire, s’attache aussi à dire les marques indélébiles qu’imprime la guerre, tel un fer rouge, sur le corps de l’individu : « Bien sûr, on t’a parlé de notre empire d’outre-mer, de nos colonies perdues. Ne crois pas aux images d’Épinal, non pas tant qu’elles reflètent davantage les fantasmes que la réalité, mais surtout que le temps n’y a pas en creux gravé son empreinte, pas inscrit sa blessure. Le temps qui change une carte postale en scène d’émeute. […] Les événements ont fait irruption dans notre vie, des insurrections éclatent ici et là, des manifestations investissent l’avenue, brandissant des banderoles que La Dépêche ou Le Petit Matin appellent des slogans, on fait la chasse aux terroristes (oui, déjà). » Sans jamais tomber dans le pathos, Ali Bécheur dresse le portrait à la fois nostalgique et sensible de son pays, la Tunisie, tout en rendant hommage au pouvoir salvateur des femmes et de l’écriture.
Le Paradis des femmes a été finaliste du Prix des cinq continents de la Francophonie et a reçu le prix Comar d’or 2006.
Nous voilà, Jean-Marie Laclavetine
Gallimard
Le roman de Jean-Marie Laclavetine, Nous voilà, nous plonge dans la France de 1973, année charnière s’il en est, qui voit mourir, dans le choc pétrolier à venir,
et les Trente Glorieuses et la révolution de Mai. C’est justement une bande de hippies communautaires que nous suivons à travers le regard de l’un d’entre eux, Paul, critique sans idéologie de
l’avant-garde éclairée et de ses inextricables contradictions. Amoureux fou d’une féministe enragée, il est embarqué dans une aventure picaresque où la libération sexuelle et la révolution
prolétarienne font le lit de toutes les lâchetés qu’il observe en libertaire doux et désemparé. Il y croisera aussi le chemin d’une bande de Pieds Nickelés beaucoup moins sympathiques mais tout
aussi improbables: un groupe de fascistes décidés à voler le cercueil de Pétain pour le ramener à Douaumont.
Depuis son emploi intérimaire de garde-barrière, ce dernier avatar de la génération romantique privée de révolution voit passer le train de l’Histoire de notre fin de vingtième
siècle.
1993, Yun Sun Limet,
La rue de Russie (2009)
« Je fais une différence radicale entre un homme de gauche et un homme de droite… Dans la gauche, il y avait Bérégovoy que personne ne remplacera. » C’est par cette citation de Marguerite
Duras extraite d’Écrire que Yun Sun Limet introduit son troisième roman sobrement intitulé 1993. Élevant seule sa fille à Paris, la narratrice consigne par écrit, dans des cahiers aux couleurs
différentes, sa vie de mère célibataire tiraillée entre son amour pour sa fille et sa difficulté à s’engager dans la vie professionnelle que la société destine à celle qui n’a pour tout bagage
qu’un bac. Tour à tour caissière à Monoprix et standardiste dans une grande maison d’édition qui a élu domicile du côté de La Défense, la narratrice décrit au plus juste son quotidien marqué par
le manque d’argent, de soutien, de famille. Yun Sun Limet donne vie et voix à ces nombreuses figures anonymes perdues dans les villes, devenues invisibles, sans jamais tomber dans la
commisération et le misérabilisme. Le parcours de la narratrice va changer grâce à sa tante Jeanne qui, un jour, lui remet une biographie d’un certain Pierre Bérégovoy, alors Premier ministre de
François Mitterrand. Ayant en commun non seulement des origines ukrainiennes mais également un refus de se soumettre à l’ordre établi, l’homme politique et la narratrice vivront 1993 comme une
année de rupture annonçant une nouvelle ère. La beauté singulière et la force de ce roman tiennent à cette articulation entre le destin tragique d’une figure historique et le regard désenchanté,
plein d’humilité, d’une anonyme qui, envers et contre tout, affirme sa présence et sa détermination à vivre librement. Yun Sun Limet signe avec 1993 un roman précieux pour notre époque, et
singulier au regard de l’actualité littéraire si farouchement éloignée de la sphère politique.
A l’arrache, Patrick Goujon,
Gallimard (2011)
À l’heure où l’on s’enflamme au nom de l’indignation – notion devenue à la mode depuis la parution de l’opuscule de Stéphane Hessel –, voilà, enfin, une fiction romanesque qui interroge,
sans complaisance, ces hommes indignés qui oeuvrent dans l’ombre. Loin de tout discours dogmatique, de toute pensée convenue, Patrick Goujon signe un quatrième roman dont le titre sonne comme un
manifeste : « À l’arrache ».
Fred et le narrateur, deux éducateurs sociaux, accompagnent cinq jeunes en vacances, à la campagne, loin de la cité où ils vivent. Arrachés de leur milieu et de leurs habitudes, Caddie,
Fatou, Adam, Alban et Hermann, des adolescents d’une quinzaine d’années, vont vivre, quelques jours loin de chez eux, dans l’euphorie des vacances, avant que la société ne reprenne son pouvoir
sur eux.
Moments uniques dans la trajectoire de chacun, le voyage donne à chacun – adolescents et adultes – l’occasion de réenchanter son propre rapport au monde. Patrick Goujon décrit tous ces
brefs instants du quotidien que seule la jeunesse, pleine de vie et d’énergie, sait rendre magiques. « [L]es yeux d’enfance ravie », les enfants retrouvent, au cours d’une baignade dans une
piscine gonflable, le sentiment de légèreté et d’insouciance trop tôt disparu. Mais à mesure que les heures s’écoulent, deux personnages émergent, convergent ; Fatou, la cadette du groupe, et le
narrateur. Tous deux, en effet, vont éprouver le monde, réunis dans un moment coupé du temps.
L'Arabe d'Antoine Audouard
éditions de l'Olivier
« Dans cet endormissement qui sépare les derniers jours d’automne du début de l’hiver », un Arabe fait son apparition dans un village du Sud, non nommé, pour y trouver la paix et aussi pour
travailler sur le chantier de terrassement d’à côté. Cette arrivée fait l’effet d’une bombe à retardement. Les villageois l’épient, le jaugent, le maudissent jusqu’au moment où éclate une sombre
affaire criminelle. Le coupable est tout trouvé, la traque est lancée. Antoine Audouard signe avec L’Arabe un effroyable roman sur le racisme et la haine
ordinaire. Il entraîne le lecteur dans un sordide fait-divers qui, contre toute attente, trouvera la lumière grâce à un personnage féminin.
Servi par une écriture poétique magnifiquement maîtrisée, le récit suit la chronique polyphonique de ce village, scène tragique où se joue le destin d’un étranger.
Les types comme moi de Dominique Fabre,
Pocket
Le roman Les types comme moi s’ouvre sur une scène de rencontre entre deux amis de jeunesse que l’existence a momentanément séparés mais qui finalement ont
fini par se ressembler, ne serait-ce que physiquement : « [...] il serait juste de dire qu’au moment de nos retrouvailles nous étions tous les deux égarés. Peut-être, aussi, nos vies : plusieurs
égarements mis bout à bout, on ne reconstitue jamais le trajet complet ». Pourtant, après avoir essuyé des déceptions et des échecs, ordinaires, comme le divorce, la séparation avec l’enfant, un
licenciement, l’un deux, le narrateur, voit sa vie basculer, tout doucement, sans crier gare, lorsque apparaît une dénommée Marie qu’il a rencontrée sur un site de rencontre. Les types comme moi
raconte comment un homme ordinaire – des types ordinaires, puisque chaque personnage, à sa manière, trouvera sa voie – saisit la deuxième chance.
Dominique Fabre, toujours en marge, avec la singularité qu’on lui connaît, éclaire cette phrase magnifique et énigmatique, de Scott Fitzgerald, qui parcourt le roman : « Ça ne vous dérange
pas si je baisse le store ? ».
Le Club des inadaptés de Martin Page
L'École des loisirs
Martin Page signe avec Le Club des inadaptés son quatrième roman pour la jeunesse, sans doute l’un des plus réussi. Il y est question d’une bande de garçons,
qui, du haut de leur jeune âge, se voient déjà un peu en marge des autres, de la vie qui trimballe avec elle son lot d’injustices. Il faut dire que la vie n’est pas particulièrement tendre avec
eux non plus. Deuil, alcoolisme, chômage, Martin, le narrateur, Bakary, Fred et Erwan en font les frais chaque jour. Alors, ils ont crée « Le Club des inadaptés » dont le siège est une cabane
qu’ils ont construites de bric et de broc dans un terrain vague. « Janvier est un mois étrange. Je l’attends avec impatience et je le redoute en même temps. Une nouvelle année commence et je me
demande ce qu’elle nous réserve. Je suis à la fois curieux et inquiet comme je le serais face à un animal sauvage. Je me dis que c’est une occasion de découverte mais aussi que cette bête doit
avoir des griffes, des dents et peut-être même la rage. Restons sur nos gardes. » Un jour de janvier donc, l’un d’eux, Erwan le gentleman bricoleur qui porte toujours des costumes, se fait
agressé. C’est la goutte d’eau…
Martin Page construit son récit à la manière d’un apologue, une fable à visée morale, qui avance l’air de rien vers une vérité que ces quatre jeunes éprouveront avec le temps. La difficulté
de grandir quand on se sent différent et en même temps l’énergie propre au sentiment d’être différent sont les deux ressorts qui soutiennent Le Club des inadaptés. « Mon cœur est toujours
endolori », déclare Martin au début du roman. Pourtant, il n’est jamais question de baisser les bras, de se résigner, de se « mithridatis[er] contre la tristesse et le renoncement ». Porté par
une écriture toujours juste et tendre, parfois ironique comme son jeune narrateur, Martin Page fait de la différence une force, « étrange et magnifique ».
RN 86 de Jean-Bernard Pouy
Gallimard - Folio policier
Léonard décide quelques mois après le suicide de sa compagne, Lucie, de remonter le temps pour enquêter sur un mystérieux séjour qu’elle a fait à Arles. C’était pour y animer un stage de
formation continue mais Léonard sait qu’il s’est passé quelque chose de déterminant au cours de ce bref, mais intense, voyage. Il descend donc dans le sud rencontrer les personnes qui ont côtoyé
la défunte, retrouver le pont du Gard dont elle avait acheté la carte postale. Dans ce paysage provençal, peuplé de touristes rougis par le soleil, Léonard s’arme de courage, et de quelques
bouteilles de vin, pour partir à la recherche de l’amour perdu. Jean-Bernard Pouy, une fois encore, embringue son lecteur dans une histoire cocasse qui flirte avec le désespoir. Le romancier
parvient à traiter avec sensibilité et humour des personnages que tout sépare, si ce n’est le passage lumineux d’une certaine Lucie. RN 86 est un roman
noir qui éclaire avec humanité la face cachée en chacun de nous.
Mystère bouffe de Dario Fo,
Éditions Dramaturgie
En 1969, l’acteur et auteur italien Dario Fo crée Mystère bouffe, spectacle qui rencontre aussitôt un immense succès partout en Italie. Le public découvre alors
une fresque burlesque et épique qui commence par un prélude, où l’auteur explique sa conception du «Mystère bouffe », pour s’achever avec le pape Boniface VIII plein de cynisme et de mépris pour
le peuple. Suivent quatre autres textes, intitulés « Textes de la passion », qui démystifient la mort du Christ par un propos trivial, grotesque. Le succès est immédiat. Dario Fo sillonne toute
l’Italie pour représenter, seul sur scène, cette œuvre à la fois anticléricale et profondément sensible à la foi populaire. Mystère bouffe offre aux spectateurs et
aux lecteurs une vision désacralisée de la passion du Christ en même temps qu’il affirme avec force la nécessité de la dignité populaire. Dario Fo, prix Nobel de littérature en 1997, s’inscrit
ici dans cette tradition du théâtre d’intervention qui mêle le texte littéraire écrit à l’improvisation engagée, politique. Un texte à (re)découvrir de toute urgence !
Journal d'Hélène Berr,
Éditions Tallandier
Il est des livres que l’on ouvre pour ne jamais les refermer tout à fait. Ils restent ouverts en nous, soulevant des abîmes de perplexité sur la nature
humaine. Journal d’Hélène Berr fait indéniablement partie de ces livres-là.
On est au printemps 1942, à Paris, lorsqu’elle découvre tout à la fois l’amour et la haine. La jeune étudiante de confession juive s’apprête à passer l’agrégation d’anglais au moment où les
premières lois antijuives sont promulguées. Avec l’insouciance et la foi de ses vingt ans, elle s’éveille au sentiment amoureux tout en voyant l’étau se resserrer sur sa famille et ses
proches. Journal, préfacé par Patrick Modiano, est non seulement un témoignage précieux sur la violence et l’inhumanité politiques menées sous le régime de Vichy, mais
également une bouleversante leçon d’humanité.
Condamnés au XVIIIe siècle d’Arlette Farge,
Éditions Thierry Magnier
Arlette Farge est une historienne moderne, spécialiste du XVIIIe siècle. Amie de Michel Foucault, avec qui elle a écrit Le Désordre des familles, elle s’est très tôt
intéressée aux « bruissements de l’histoire », c’est-à-dire à tout ce qui constitue les plis de l’histoire. Pour cela, elle se plonge dans les archives qu’elle épluche avec curiosité et humilité.
DansCondamnés au XVIIIe siècle, l’historienne décrypte le système judiciaire mis en place dans la France de l’Ancien Régime qui ignore la prison mais qui imprime sur le
corps du condamné le seau du pouvoir royal. Les souffrances, voire les supplices physiques exposés en place publique, sont évoqués, analysés au regard de cet espace singulier qu’est la rue au
XVIIIe siècle, animée jour et nuit par les petites gens. Cet essai de vulgarisation est une formidable plongée dans le XVIIIe siècle en même temps qu’un indispensable contrepoint pour mettre en
lumière les fonctionnements de notre justice contemporaine.
L’Hiver indien de Frédéric Roux,
Livre de poche
Attention, chef d’œuvre ! Imaginez une bande d’Indiens d’Amérique à la dérive qui décident un jour de partir à la chasse à la baleine. On est sur le rivage de l’État de Washington, plus
précisément à Neah Bay, petit port de pêche où se trouve la réserve indienne Makah. Stud, tout juste sorti de prison, convainc son frère et son entourage de jouer les sept mercenaires pour partir
sur les pas de leurs ancêtres pêcheurs. Clin d’œil à Moby Dick, L’Hiver indien nous entraîne aux confins de l’aventure humaine, lorsqu’un sursaut d’orgueil est un sursaut de vie. Entre émotion et
ironie, Frédéric Roux dresse de formidables portraits de ces Pieds Nickelés cabossés par la vie, mais résolument vivants.L’Hiver indien est le livre indispensable pour
traverser l’hiver
La Grande Magie d'Eduardo de Filippo,
L’avant-scène – théâtre
À Naples, Otto Marvuglia, un magicien sur le retour, donne à l’hôtel Metropole un spectacle de prestidigitation au cours duquel il fait disparaître la belle Marta di Spelta afin de lui
permettre de rejoindre, pendant quinze minutes, son amant, Mariano d’Albino. Pour sauver sa réputation, le magicien remet à l’époux, Calogero, une petite boîte qui est censée enfermer sa femme.
Otto rappelle au mari cocufié qu’il pourra ouvrir la boîte, à l’unique condition qu’il ait confiance en Marta. À mi-chemin entre la farce et le drame, La Grande
Magie revisite le mythe antique orphique par cette plongée au cœur de l’illusion théâtrale. Eduardo De Filippo, trop longtemps éclipsé par la figure de Pirandello, signe ici un
très beau texte, discret et sensible, sur la condition humaine.
Océan Pacifique de Hubert Mingarelli,
Le Seuil
Dans Océan Pacifique de Hubert Mingarelli, les apparences sont trompeuses ; derrière la quiétude d’un titre aux accents exotiques se cachent trois nouvelles
où la mer se fait la ligne d’horizon souvent problématique de quelques hommes que la vie a ballottés, loin du continent. Dans la première nouvelle éponyme, au lendemain d’un essai nucléaire,
trois hommes profitent d’une permission pour aller pêcher dans les passes, d’où s’élève un inquiétant nuage de fumée blanche. Ils ne diront rien de cette explosion ; ils mettront plutôt en scène,
comme dans un jeu de la cruauté, la mort de l’un des leurs. L’auteur, dans sa deuxième nouvelle intitulée Giovanni, continue à explorer les rapports humains entre les
hommes mais cette fois-ci du point de vue d’un jeune marin qui étanche sa soif de consolation auprès d’un vieux chien envahissant. Sur le bateau, entre minuit et le lever du soleil, Mingarelli
dit toute la violence de ces hommes condamnés à voir dans le regard de l’autre leurs propres faiblesses. Dans Bateau sous la neige, troisième et dernière nouvelle du
recueil, le jeune Svevo regarde la neige recouvrir le bateau qu’il a construit avec son père. À la veille de son premier voyage en mer, Svevo se hisse sur le toit de la maison pour vérifier que
son père le remarque à son arrivée et qu’il n’a pas le vertige car, imagine-t-il, le vertige est lié au mal de mer. À la manière d’un baron perché qui aurait peur de larguer les amarres, Svevo
engage avec son père une dernière conversation, pleine de mal dits et de non-dits.
Avec Océan pacifique Mingarelli signe un premier recueil de nouvelles pleines de remous et de vagues qui vous conduiront aux confins de
l’humanité.
L’Ami Butler de Jérôme Lafargue,
Éditions Quidam
Johan, apprenant la disparition de son frère jumeau, Timon, accepte d’aider la gendarmerie dans ses investigations. Pour cela, il se rend dans le village étrange et lumineux où avaient fui
Timon et sa femme gravement malade. Enfermé dans son bureau, Johan découvre alors les biographies d’écrivains imaginaires que Timon écrivait, ainsi que son journal intime où il évoque la
rencontre mystérieuse d’un certain W. Butler, objet de sa première biographie imaginaire. Jérôme Lafargue écrit avec L’Ami Butler son premier roman publié aux
éditions Quidam. Mêlant le roman noir au fantastique, les références littéraires à l’imaginaire le plus débridé, l’auteur nous plonge dans un récit vertigineux où l’angoisse côtoie avec délice
l’émerveillement. L’Ami Butler est un roman délibérément singulier qui nous entraîne aux confins de la création littéraire, tiraillée entre réalité et
fiction.
Dans la nuit de Bicêtre de Marie Didier,
Folio
L’histoire est une science humaine, par nature faillible, que l’artiste, par l’entremise de la fiction, peut éclairer, sinon interroger. Marie Didier réussit, humblement, ce coup de maître
avec son récit Dans la nuit de Bicêtre publié en 2006 dans la collection de Gallimard L’un et l’autre. La romancière rend en effet justice à un anonyme,
Jean-Baptiste Pussin, ancien garçon tanneur devenu « gouverneur des fous » de l’asile Bicêtre au tournant du XVIIIe siècle. Digne fils des Lumières à sa manière, cet homme de rien a révolutionné
l’histoire médicale en libérant le fou de ses chaînes, lui rendant enfin toute son humanité. Parcourant la révolution française jusqu’à l’Empire, Dans la nuit de
Bicêtre nous offre une formidable réflexion sur l’histoire et l’homme.
J’attends l’extinction des feux de Dominique Fabre,
Fayard
J’attends l’extinction des feux est sans doute l’un des plus beaux textes de cette rentrée 2008, loin des modes et des clichés. Dominique Fabre retrouve ici l’un de ses thèmes
de prédilection, l’enfance, cet âge de la castagne, de l’attente et de l’espoir. Entre rires et larmes, il nous transporte au cœur même de l’homme par le truchement délicat et cruel des détails
du quotidien. L’auteur dit le fol espoir des enfants, leur sincérité muette, leur fragilité qui est restée la nôtre.
La Ferme de Navarin de Gisèle Bienne,
Gallimard, coll. L'un et l'autre
Sans doute rarement la collection « L’un et l’autre » des éditions Gallimard n’aura si bien porté son nom avec le dernier texte de Gisèle Bienne, La Ferme de
Navarin, véritable trait d’union entre les siècles et les générations. Marquée par sa lecture de La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France,
quand elle était étudiante en lettres, la romancière part sur les traces de celui qui marqua la naissance de la littérature moderne, Cendrars. Elle arpente le département de la Marne à la
recherche d’une petite ferme où le grand poète perdit sa main droite et son bras presque entier. Originaire elle-même de ce pays où les « croix des cimetières convergent au loin vers le ciel vide
», Gisèle Bienne dresse la topographie sensible de cette terre sépulcrale qui, les jours de fortes pluies, dévoile ses vestiges du passé. La Ferme de Navarin rend un vibrant hommage à tous ceux,
artistes et anonymes, qui s’engagèrent corps et âme dans la Grande Guerre.
La Gana de Fred Deux,
André Dimanche Éditeur
Alité, Fred Deux se lance en 1957 à l’assaut de sa propre jeunesse. Il écrit d’une traite un livre-somme, un livre total, La Gana.Ce récit autobiographique de près de 800 pages raconte un
bout d’enfance vécue entre une cave et une chambre de bonne, entre des parents ouvriers et un oncle anarchiste indolent. Teintée d’une « surréalité fantastique et monstrueuse », selon
l’expression de Maurice Nadeau, La Ganamêle, dans un formidable maelström, le réel d’un monde ouvrier passé sous silence, noyé dans l’alcool et la Seine, à la fantasmagorie la plus délirante. Un
long poème plein de vie et d’humanité qu’avait conseillé Richard Morgiève lors de sa rencontre aux Filles du loir.
Les Gardiens des livres de Mikhaël Ossorguine,
Éditions Interférences
Nous sommes à Moscou, en 1919, au lendemain de la révolution bolchevique. La guerre civile bat son plein et les réformes politiques s’enchaînent – municipalisation, nationalisation, NEP –
étouffant chaque fois plus violemment le commerce des marchandises et des hommes. Et pourtant dans cette ville dévastée, un journaliste écrivain, Mikhaël Ossorguine, décide d’ouvrir « la
Librairie des écrivains ». Né sous la forme d’une coopérative grâce à la protection de l’Union des écrivains, ce commerce fera figure d’exception à Moscou. On y vient pour vendre des livres ou
bien les échanger contre des denrées alimentaires comme la farine, l’huile et les harengs. On y vient aussi pour parler, échanger entre lecteurs, entre artistes. Car même si les moyens de
production tendent à s’amenuiser, on continue d’écrire, de dire le monde. Les imprimeries ont fermé... Qu’importe, la librairie demande aux poètes, et notamment à Marina Tsétaïeva, de rendre
leurs livres sous la forme de manuscrits, vendus ensuite au prix fort pour lui permettre de venir en aide aux écrivains persécutés. Ayant conscience que cette librairie est un « phénomène
historique », Mikhaël Ossorguine décrit la vie de ce commerce pas comme les autres. On y croise des amoureux de Nietzsche et des Russes blancs condamnés à revendre leurs incunables par charrette.
Truffé d’anecdotes tantôt cocasses, tantôt malheureuses, Les Gardiens des livres, court récit d’une cinquantaine de pages, rend un vibrant hommage à tous ces amoureux
du livre. Sans tambour ni trompette, Mikhaël Ossorguine redonne à la culture et à l’homme leurs lettres de noblesse passablement amochées par l’époque. Comme autant de preuves de cette incroyable
librairie moscovite, figurent, en accompagnement du texte, des fac-similés de plaquettes manuscrites, dont une de Marina Tsétaïva, cette grande poétesse dont on aime à suivre les pleins et les
déliés dessinés à l’encre rouge sur le papier.
La Revue XXI
À l’heure où le grand reportage disparaît faute de moyen et de volonté, saluons l’arrivée chez les libraires de la revue XXI. Née d’une collaboration entre Laurent Beccaria, fondateur de la
maison d’édition Les Arènes, et Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef du Figaro et journaliste ayant notamment couvert le génocide rwandais, cette revue trimestrielle nous propose une
plongée en apnée aux quatre coins du monde, la Russie de Poutine, le Mexique des Cartels, les prisons en France ou bien encore le détroit de Gibraltar. L’actualité est décryptée par des
journalistes, des photoreporters, des romanciers ou bien encore des dessinateurs de bande dessinée qui, tous à leur manière, donnent à voir autrement le monde qui nous entoure. Les articles sont
longs, approfondis, enrichis de bibliographies sélectives qui prolongent notre désir de comprendre. La revue XXI est tirée à 40 000 exemplaires ; 20 000 exemplaires achetés lui permettraient de
trouver son équilibre et ainsi de s’inscrire durablement dans la presse française comme un media ambitieux et créatif.
Peter Ibbetson de Georges du Maurier,
Gallimard
La légende veut que Georges du Maurier, père de la fameuse Daphne et illustrateur dans la revue Punch, soit un jour venu voir Henry James pour lui proposer une idée de roman. L’écrivain
consacré décline l’offre mais l’incite à se lancer dans l’écriture. Peter Ibbetson, traduit par Raymond Queneau, est le récit d’une quête absolue d’amour qu’aucune
contrainte ne peut entraver, pas même la séparation ou la mort. Après avoir partagé leur enfance à Paris, Peter et Mary se voient séparés, le premier recueilli par un oncle terrible et la seconde
mariée à un duc. Ils se retrouvent quelques années plus tard, se reconnaissent dans une passion qui renaît de ses cendres. Mais dans un accès de colère, Peter tue son tuteur avant de se retrouver
sous les verrous. Qu’importe, leur amour, grâce au rêve éveillé, dépasse les frontières du réel pour mieux exister, libre et absolu. Peter Ibbetson est le chef
d’œuvre d’un amateur qui a su inventer un monde enchanteur, loin des conventions romanesques.
Un pauvre type de Erskine Caldwell,
Gallimard
Après avoir été en charge de la rubrique des « hommes écrasés » pour l’Atlanta Journal, Erskine Caldwell, 23 ans, part s’installer dans les forêts du Maine pour se
consacrer à l’écriture. Dans Un pauvre type, son deuxième roman, Blondy Niles, un boxeur sur le retour, accepte de remonter sur le ring pour un combat truqué orchestré
par le truand Salty Banks. Blondy, pauvre type par excellence, rentre alors dans une danse macabre sous le regard goguenard des morts, charcutés, amputés, voire émasculés par une curieuse
nymphomane faiseuse d’anges… Un pauvre type, œuvre de jeunesse, où le sordide fait la part belle au grotesque, contient tous les ingrédients qui font de Caldwell l’un
des auteurs majeurs de la littérature américaine du XXe siècle.
Les Adolescents troglodytes de Emmanuelle Pagano,
POL
Sur les hauts plateaux d’Ardèche, une femme conduit la navette qui achemine chaque jour les enfants isolés à l’école. Cette femme, c’est Adèle, né garçon, et revenue incognito dans son
village natal après son opération. Cachée, protégée au milieu de ces jeunes, elle se fait le truchement de leurs voix encore voilées du souffle de la nuit. Il y a Minuit, Lise, les jumeaux et
puis Axel, ce frère perdu de vue depuis la mort du père, qui réapparaît pour consolider la montagne. Mais un soir, bloqués par une tempête de neige, Adèle et les enfants trouvent refuge dans les
anfractuosités de la roche. Portée par une langue poétique et moderne, Emmanuelle Pagano nous entraîne alors dans une odyssée vertigineuse où l’homme et la montagne ne font plus qu’un, bloc
insondable de sensations et de mystères. Interrogeant l’identité jusque dans les plis de la chair, Les Adolescents troglodytes donne à entendre l’une des plus belles voix de la littérature
française d’aujourd’hui.
Quelque chose à cacher de Dominique Barbéris,
Gallimard
Une femme, « belle, un peu bizarre », est retrouvée morte à la Boulaye, maison de famille où elle est venue passer la nuit pour une raison inconnue. Un homme est interpellé, car « il faut
que quelqu’un soit arrêté, sinon des doutes subsistent ». Et pourtant un doute plane, surtout quand on apprend que le narrateur, un peintre qui avait eu, dans sa jeunesse, une petite aventure
avec elle, se promenait, la nuit du crime, dans le chemin qui longe la demeure, après l’avoir croisée dans le musée de la ville. « Il y a des gens qui symbolisent toute une époque », avoue le
narrateur. Quelque chose à cacher est dans la lignée des récits de Dominique Barbéris, empreint d’une poésie tout en demi-teinte, où la musicalité troublante du récit le dispute à un sens
pictural qui parvient à hanter ces « terres indéfinies, inhabitées » bordant le cours de la Loire. Un très beau roman balayé par la pluie et le sentiment de la fuite du temps.
Marcher sur la rivière de Hubert Mingarelli,
Le Seuil
Absalon revient sur le moment, différé, retardé, où il a quitté son enfance et son père pour partir à la ville gagner de l’argent et soigner ainsi sa jambe raide. Avec sa démarche de «
demeuré » et ses « pensées terribles » qu’il ne peut dire autrement que par le silence, il parcourt le dernier voyage vers les gens qui ont croisé sa route, depuis l’ogre de la rivière jusqu’à sa
mère morte, muette à tout jamais. Hubert Mingarelli signe avec Marcher sur la rivière un superbe récit sur le départ, celui de ceux qui sont morts, et celui de
ceux qui se résignent, sans tristesse, à vivre.
Les Dernières Nuits de Paris de Philippe Soupault,
Gallimard
Qui mieux que Philippe Soupault a réussi à rallier le roman et la poésie surréalistes ? En réponse à son exclusion du mouvement surréaliste de 1926, le jeune poète, alors âgé d’à peine
trente ans, écrit d’un seul trait, à la manière des Champs magnétiques, Les Dernières Nuits de Paris, tout à la fois récit poétique et roman satirique. Chant de la nuit et chant des adieux,
Soupault mêle les pas d’une jeune prostituée, très proche de la fameuse Nadja, aux dérives nocturnes d’« aventuriers sans aventures » manipulés par un certain Volpe, «type relativement banal », «
de ceux qui commandent à des hommes qui ont l’obéissance en horreur et dont la vie est un exemple perpétuel de révolte ». Les Dernières Nuits de Paris est un récit enchanteur et désenchanté à
mi-chemin entre l’épopée pittoresque d’un Restif de la Bretonne et le merveilleux poétique du surréalisme. A (re)-découvrir de toute urgence !
Pour Primo Levi de Mario Rigoni Stern,
La fosse aux ours
Pour fêter son dixième anniversaire, la maison d’édition La fosse aux ours a demandé à François Maspero de traduire un ensemble de quatre textes que Rigoni Stern adressa à son ami Primo
Levi, par-delà la mort.
Dans une prose qui mêle l’écriture et la vie, l’écrivain des montagnes rend un dernier hommage à l’homme au « sourire mélancolique », mort d’une « fatigue lointaine qui remontait à cette
lointaine saison de 1945 ». Remercions François Maspero pour sa traduction qui a su rendre la singularité d’une écriture où les « mots ont chacun le poids d’une pierre longuement portée ».
Remercions enfin La fosse aux ours qui nous offre, pour deux livres achetés, ce magnifique recueil de textes inédits qui scelle à tout jamais une amitié entre deux
des plus grands écrivains du XXe siècle.
Le Guépard ou le crépuscule des idoles de Giuseppe Tomasi di Lampedusa,
Le Seuil
En 1860, les troupes napoléoniennes dirigées par Garibaldi rentrent en Sicile proclamant l’unité nationale de l’Italie et la mort de l’Ancien Régime incarné par la noblesse dirigeante.
C’est à travers le regard du Prince Salina, alias le Guépard, que Lampedusa décrit sans complaisance la splendeur et la décadence de la société aristocratique à l’orée d’une nouvelle ère, celle
de la modernité. Le Guépard est un chef d’œuvre qui emporte, par son écriture flamboyante, le lecteur dans une ultime valse des adieux.
La Vraie Vie de Sebastian Knight de Vladimir Nabokov,
Gallimard
Exilé à Londres, Nabokov écrit La vraie vie de Sebastian Knight, son premier livre en langue anglaise. A la mort de Sebastian Knight, son demi-frère, V., décide
de mener son enquête sur celui qui fut toute sa vie une énigme. Une investigation troublante et sensible sur la vanité de percer, un jour, le mystère de l’homme et de
l’artiste. La vraie vie de Sebastian Knight est une époustouflante leçon de littérature qui donne envie de se (re)plonger dans l’œuvre romanesque de cet écrivain
majeur du XXe siècle que fut Nabokov.
Eldorado de Laurent Gaudé,
Éditions Acte Sud
« A Catane, en ce jour, le pavé des ruelles du quartier du Duomo sentait la poiscaille. » C’est par cette première phrase aux accents méridionaux que Laurent Gaudé plante le décor d’une
bien étrange rencontre, à la fois triviale et fantomatique. En croisant sur ce marché sicilien le regard du commandant Piracci - l’homme qui jadis intercepta au large des côtes italiennes une
embarcation d’émigrés clandestins ironiquement appelée le Vittoria -, une femme, dont on ne connaîtra jamais le nom, revoit sa traversée en bateau depuis Beyrouth et comprend que « la boucle est
bouclée ». Le moment est venu pour elle de se venger de l’homme qui a volontairement fait échouer le bateau, Hussein Marouk, « un homme d’affaires véreux proche des services secrets syriens ».
Pour ce faire, elle demande au commandant sicilien, cet homme de lois intransigeant, de lui remettre son arme pour faire d’elle « autre chose qu’une démunie que la vie renverse ». Et voilà comme
le destin, dans un formidable échange de pouvoir, scelle deux êtres, que la migration va rendre sublimement visionnaires.
Laurent Gaudé se sert de cette première station – son roman, Eldorado en comptera treize – pour dessiner le parcours croisé de cette mater dolorosa libanaise, de deux hommes boiteux que la
foi et l’espérance réunissent, et de Piracci, ce sicilien qui devient malgré lui, au fil d’une marche dépouillée, « une ombre veillant sur les peuples en souffrance ». Ce voyage moderne redessine
les contours d’un pays mythique qu’est l’Eldorado en lui conférant une dimension résolument mystique, presque chrétienne. L’Eldorado est pour le romancier, non plus cette contrée que l’on situait
jadis en Amérique, mais un pays « où la vie est un pacte avec les dieux ». Au risque de froisser quelques susceptibilités, Laurent Gaudé choisit de sublimer la souffrance de ces damnés qui
partent à l’assaut de l’enfer, quitte à devenir des bêtes, pour parvenir à une terre promise.
Mais la beauté d’Eldorado ne réside pas seulement dans cette nouvelle peinture de la migration des hommes. Laurent Gaudé dans son dernier roman se présente bel et
bien comme un maître du récit. Parallèlement à un travail de documentation évident – on pense notamment au passage du Maroc au Ceuta, cette fortification espagnole – le romancier explore, avec
une jubilation évidente, toutes les ressources propres au roman. Art de la rupture dans la construction du récit qui rappellerait presque celle du roman-feuilleton tant le suspens sert de ressort
romanesque. Art musical de la continuité dans la reprise de motifs comme ceux du fantôme ou bien du don. Et surtout art polyphonique brillamment orchestré par le truchement des voix qui se
répondent au-delà des frontières pour rendre un ultime hommage à la beauté silencieuse de ces hommes de grande volonté.
La Boucherie des Amants de Gaetano Bolan,
Éditions La Dragonne
« L’enfant avait un cœur pur et regardait la nuit ». C’est ainsi que commence La Boucherie des Amants, le magnifique premier roman du chilien Gaetano Bolan publié
à La Dragonne. Tom, le jeune héros, occupe ses journées et ses nuits à sonder « le grand noir de l’âme où passent des comètes ». Ces comètes, c’est tout d’abord sa mère, Antonia Perez Roldan,
étoile filante morte en couches, puis son père, Juan, un boucher « trapu et rondouillard » qui tient de main de maître une bien curieuse boucherie, théâtre d’apparitions et de disparitions
énigmatiques. Chaque jour, en effet, un homme, toujours le même, issu des quartiers pauvres de la ville se rend à la « boucherie des amants » pour y voler une saucisse et cela malgré les menaces
d’émasculation du boucher. Mais plus tard, aux environs de minuit, ce théâtre de la viande devient le cadre d’un étrange ballet où des hommes, le visage en partie caché par un foulard, exécutent
une chorégraphie « silencieuse », « un peu ritualisée ». C’est que la nuit, le boucher et ses amis se réunissent dans l’arrière-boutique pour s’opposer au gouvernement du Presidente, que l’on
devine être celui de Pinochet. Là, ils organisent leur révolution entre deux verre de fuego, « cette eau de vie qu’on ne trouve qu’à Arica » jusqu’à connaître cet état d’ivresse qui fredonne «
comme la dernière, la plus discrète des libertés ».
Mais Tom a un secret, celui de faire exaucer ses vœux, même les plus fous, comme par exemple de faire se rencontrer son père et Dolores de la Pena, la maîtresse, une femme de tête qui a
décidé de faire de sa vie un combat contre les inégalités et les injustices de toutes sortes. L’enfant alors deviendra le nouveau metteur en scène de cette comédie humaine, jusqu’à provoquer à
son insu la plus grande des tragédies.
Gaetano Bolan signe ici un magnifique roman d’initiation où un enfant au regard de nuit fait la lumière sur le « monde et ses chimères ». A mi chemin entre la fable fantaisiste et la
dénonciation politique, l’auteur réussit le pari de ranimer une mémoire collective, celle de son pays, le Chili, que les régimes totalitaires ont rendue « vacante ».
Aux bords des forêts de Béatrice Leca,
Melville éditeur
De loin la forêt ressemble à un paysage post-apocalyptique qui rappelle un certain début de millénaire. « Il y a les taillis bruns et les arbres prêts à s’écrouler on dirait, les branches
contrariées brusquement brisées en d’autres branches plus faibles… » Puis, à y regarder de plus près, cette forêt ressemble à un « monstre d’humus et de bois » englouti par les eaux sablonneuses,
à la croisée d’une mythologie tragique et d’une mythologie personnelle. Pourtant quelqu’un, dont on ne connaîtra jamais le nom ni le sexe, franchit le seuil de la forêt pour s’aventurer hors des
sentiers battus, quittant ainsi les lumières de la civilisation. C’est qu’en dépit des apparences, cette figure effrayante recèle, cachée dans les entrailles de son corps, « la grâce tranquille
d’un monde atténué ou dissimulé par la pluie », seule capable de faire ressurgir les souvenirs. Epiphanie de la mémoire qui prend acte dans la forêt.
Aux Bords des Forêts dit cette lente avancée dans les replis de la mémoire au moment où une personne se rend sur la tombe de sa mère. Du cimetière, on voit la gare et la forêt au loin.
Parfois, après le passage d’un train, elle retrouve sa mère « dans les allées, en contrebas, pas silencieux sur les graviers, elle fume». Parfois, son père « s’approche et la rejoint, et lequel
entraîne l’autre vers la forêt ? » Et à ce moment-là, le visiteur suit ses parents, tous deux nimbés dans un halo de fumée bleue, pour retrouver son enfance figée dans le bois, fixée par la
mémoire.
Béatrice Léca réussit à transformer ce récit de deuil en une ode au vivant grâce à la force de son écriture poétique qui s’attache à décrire, au milieu des arbres, les « brouillards bleus
épais » de Gauloises et de Gitanes de la mère, « les froissements d’ailes légères des journaux pliés » du père et puis « la nuit dans le silence ». Loin de tout pathos, elle insuffle un rythme
rapide, parfois saccadé, à sa phrase qu’elle déploie sur plusieurs lignes, à la manière d’un fil d’Ariane déroulé dans le labyrinthe de la mémoire. Aux Bords des Forêts a la beauté rare des
récits poétiques qui interrogent avec humilité les mystérieuses correspondances entre le royaume des morts et le royaume des vivants.
Le Jour des Corneilles de Jean-François Beauchemin,
Éditions Les Allusifs
A l’origine, une mère meurt en couches, scellant le destin de son mari et de son fils, condamnés à vivre l’un auprès de l’autre, l’un contre l’autre, pour le meilleur et pour le pire.
Terrassé par le chagrin, le père Courge se retire au fin fond de la forêt avec son fils auquel il enseigne les rudiments de la vie sauvage, dans le bruit et la fureur. Les deux hommes partagent
tout, y compris leurs hallucinations, le père se battant contre ses « gens », tandis que le fils reçoit la visite de sa mère au visage triste comme si la peine d’être séparée des vivants
poursuivait aussi les morts.
Leur vie défile cahin-caha jusqu’au jour où, voyant son père blessé, le garçon se rend au village le plus proche. Là, il fait la connaissance de la jolie Manon qui lui fait découvrir les
sentiments grâce au « chatouillis du chérissement » et le langage, à commencer par son nom, « Courge ». C’est pour lui «révélation, et saisissement », car il comprend que « la parole donne vie à
toutes choses en les baptisant d’un nom ». Cette initiation à la fois sentimentale et poétique fera naître chez le fils le double désir d’initier le père au royaume des morts, puis celui, plus
dangereux, de vérifier si vraiment il a un cœur…
Le récit du Jour des Corneilles prend la forme d’un plaidoyer prononcé par le fils lui-même qui comparaît au tribunal pour le parricide qu’il a commis. Face
aux juges silencieux, le jeune homme « tourne les pages de son existence » tout en ouvrant « le livre de la vie de père », honorant finalement celui que la mort avait rendu muet. Ainsi l’auteur
Jean-François Beauchemin défend la force créatrice, voire salvatrice, du langage, en plaçant côte à côte des mots inventés, déformés, des tournures archaïques et des énumérations délirantes à la
manière d’un Rabelais qui aurait traîné ses guêtres du côté du Québec. Le Jour des Corneilles réussit, pour notre plus grand bonheur à tous, la prouesse d’aborder
des thèmes universels, ceux du deuil et du langage, dans une forme neuve à la croisée des morts et des vifs.
Passage du Gué de Jean-Philippe Blondel,
Editions Robert Laffont
C’est un soir d’octobre 1985, une jeune professeur d’arts plastiques décompresse après une journée de travail au collège. Elle est dans sa salle et enclenche une vieille cassette audio
qu’elle avait enregistrée, étudiante. « Morceaux lents », le ton est donné. Il y a Fool to cry des Stones, The ballad of Lucy Jordan de Marianne Faithfull et tout va bien. Myriam, c’est le nom de
cette prof, s’étire, « comme un chat ». Et puis tout se gâte. Elle reconnaît tout d’abord « les premières notes de guitare, lancinantes, et cette batterie comme une boîte à rythmes. La
ritournelle. « Total Control ». Les Motels. » Immédiatement, cette musique la plonge dans un souvenir, un fantasme. Quand elle posait comme modèle pour un peintre qui l’initia aux plaisirs. Elle
revoit cette « parenthèse illuminée » par les soubresauts du corps et s’abandonne au plaisir de l’imaginaire, à « l’orgasme mental ». Puis, tout à coup, une porte qui claque. Un surveillant est
là, dans l’embrasure de la porte. Il a tout vu.
Tout l’art de Jean-Philippe Blondel est d’avoir confronté ce flux de pensée où la conscience se perd, s’oublie et se déploie à celle de deux hommes. Le premier, Fred, témoin silencieux de
cet abandon, et Thomas, conjoint et père de l’enfant qu’elle perdra de la mort subite du nourrisson. L’écriture se cristallise sur les moments névralgiques de la vie où le destin, et la parole,
scellent les hommes. Le sentiment de passer à côté du grand amour, la perte d’un enfant, la rupture professionnelle. Jean-Philippe Blondel est bel et bien cet ultime passeur de gué qui, par un
savant système polyphonique, permet à ses personnages, et à nous lecteurs, de franchir la rivière du chagrin.
Est-ce à dire que Passage du Gué est un roman du passage, voire du dépassement ? Ce serait sans compter sur l’effet insidieux du temps, premier vrai
personnage de l’œuvre de Jean-Philippe Blondel. Comme dans ses autres romans, et on pense notamment à Juke Box édité en poche en cette rentrée de septembre 2006,
tous ces évènements marquent des ruptures plus que de simples tournants de la vie. Car chez ce romancier, le temps n’est pas linéaire, il est composé de cassures qui font des hommes des êtres
irrémédiablement vulnérables, profondément seuls. Par un cruel va-et-vient entre un passé certes douloureux mais résolument fraternel et un présent d’une profonde solitude où l’on ne peut se
confier qu’à l’enfant mort, Jean-Philippe Blondel nous livre, comme à son corps défendant, une vision triste et presque désenchantée de la vie.
Fin d’après-midi de Grecia Caceres,
Éditions L’Eclose
Tout commence par le déménagement d’une famille à Chacarilla, un quartier à l’américaine de Lima, au Pérou, où vivent de nouveaux riches qui préfèrent se déplacer en voiture plutôt que
marcher, épier plutôt que parler, se claquemurer derrière de hauts murs plutôt que rencontrer l’autre. Rapidement la famille est mise à l’écart parce que même si elle a l’argent elle n’en a ni
les codes ni l’apparence. Alors pour tenter d’échapper à cette forme d’exclusion, les trois filles se cloîtrent à leur tour dans leur nouvelle maison avec piscine dès la fin de
l’école.
Du haut de ses seize ans, « à cet âge intermédiaire, ni enfant, ni adulte », une des trois filles de la maison, la narratrice, « s’adapte à tout, à l’hostilité et à l’indifférence (…) comme
à des chaussures qui vous blessent », se mettant à mesurer chacun de ses mouvements, à calculer chacun de ses pas, pour ne pas croiser l’autre, et à explorer secrètement, dans le silence de
l’adolescence, ce nouveau monde. L’espace devient alors celui d’une investigation poétique où les mots se doivent d’être le plus précis, le plus juste avant l’entrée à l’université, qui signera
fatalement la plongée dans le chaos des sensations et de la parole. A la manière d’un chercheur d’or, la narratrice tentera d’extraire de ce monde en pleine mutation, résolument tourné vers le
capitalisme et la mondialisation, toutes les résurgences d’un âge d’or, pastoral, personnel et mythique qui fut celui du Pérou bien avant les Grandes Découvertes en tous
genres.
Fin d’après-midi est un récit d’apprentissage qui, à l’image de son titre, explore les zones d’ombre que revêtent tout à la fois l’adolescence, l’éducation des filles et le
Pérou meurtri par le terrorisme. Son auteur Grecia Caceres nous livre ici un roman sensible, loin de tout lyrisme surfait, où l’histoire personnelle ne cesse de trouver une résonance dans
l’histoire politique du pays, avant que la parole poétique ne se libère sur fond de guerre civile et que les spectres du passé ne resurgissent pour dire leur vérité. « Ici, résume dans un dernier
souffle la romancière, l’homme a beaucoup fait et il a aussi détruit comme on détruit parfois dans sa propre vie les ombres et les fantômes de ce qu’on a aimé ».
Ce changement-là de Philippe Dumas,
Neuf de L’école des loisirs
Parce qu’un jour de février, son père meurt de ses souffrances physiques, Philippe Dumas imagine un petit livre qui allierait texte et dessins pour mieux dire le changement qu’opère la mort
dans la vie d’un homme. L’auteur remonte les générations de sa famille, traquant, tantôt légèrement, tantôt douloureusement, les petits et grands moments de la vie où la mort se niche, comme la
guerre pour la grande Histoire ou bien la naissance d’un enfant pour la petite histoire. Se confronter à la mort, c’est comprendre la beauté fragile de l’existence ainsi que Philippe Dumas semble
le suggérer par son coup de crayon fin, cassé et poétique. Un livre poignant et intelligent.
L’Ile de Giani Stupaich,
Verdier
D’inspiration autobiographique, cette longue nouvelle raconte les derniers moments que passent un père malade et son fils sur une île italienne. L’Ile, par sa forme limpide et son écriture
transparent, proprement lumineuse, donne à voir cette ligne de démarcation, grandiose et mélancolique, entre mer et terre, entre vie et mort.
L’Emprise de Michèle Desbordes,
Verdier
L’Emprise est la dernière, sinon l’ultime œuvre de Michèle Desbordes. A la fois posthume et testamentaire, ce livre nous entraîne dans les méandres d’une mémoire qui, à l’orée
de la mort, choisit de s’incarner dans l’écriture. Une expérience de lecture inoubliable.